La sensation dans le sport est une science dure.

Nicolas Vandel

5/6/20247 min read

Derrière ce titre un peu provocateur, je souhaite évoquer le fait que derrière le mot “sensation”, parfois fourre-tout, il y a un vrai processus de réflexion à avoir autour des sensations à l’entraînement, qui peuvent devenir un axe de travail tout à fait quantifiable dans une progression.

Science dure vs science molle

Les mathématiques, la biologie ou encore l’informatique sont considérées comme des sciences dures, où l’on peut quantifier des résultats mesurables, objectivables.

Tandis que les sciences humaines et sociales, comme par exemple la sociologie, l’anthropologie ou la psychologie seraient des sciences molles (ou douces), dont les résultats (et le bien-fondé) seraient parfois plus discutables, puisqu’elles permettraient moins de prédire ce qui se va se passer.

La distinction est apparue avec l’avènement de l’informatique, avec d’un côté le hardware (la machine) et de l’autre, le software (le logiciel). Tiens tiens, intéressant à l’heure où les algos devraient nous aider à mieux nous entraîner, moins nous blesser, mieux performer. Et où l’on nous rappelle que le cerveau humain, analogique, reste plus puissant que l’ordinateur numérique .

La sensation fait (parfois) peur

Aux athlètes, mais surtout aux entraîneurs et aux vendeurs d’objets (et de tests en labo) : on ne peut pas la classifier ou la prédire réellement : on n’a finalement pas totalement le “pouvoir” sur le sportif qui expérimente par lui-même.

Notre belle séance, millimétrée. Notre belle programmation, mûrement réfléchie. Notre allure cible basée sur un testing aux petits oignons. Tout cela, à la merci du sportif, qui va décider ce jour-là de rallonger un peu car il se sent bien et veut profiter, ou au contraire de raccourcir. Ou d’aller un peu plus vite, ou un peu moins vite, que prévu sur sa séance spécifique.

Et surtout, se rendre compte qu'au final, c’est plutôt bénéfique pour lui… Le con ! Bientôt il va nous dire qu’il n’a plus besoin de nous si ça continue !

Il en va de même pour le sportif sans entraîneur : son bracelet connecté lui avait bien dit de se reposer, (ou au contraire de “s’activer”), mais lui n’en fait qu’à sa tête, préférant profiter du soleil et du chant des oiseaux. Pas grave, s'il n’est pas assez docile, on va ajouter une nouvelle mesure dans le logiciel, histoire de bien lui faire comprendre que sans nous, il ne peut pas décider correctement ce qui est bon pour lui. Et s'il continue à faire sa forte tête, on ajoutera l’option “décharge électrique”

Sensation et objectivation

On dispose de plein d’outils pour mesurer la charge (interne ou externe) : le RPE, la fréquence cardiaque, la capacité à parler, les fractions d’allures (VMA ou vitesse critique), la VAP, les zones basées sur les seuils lactiques, la glycémie, la température corporelle, le capteur de puissance…

Et tout autant pour estimer l’état de forme : la VFC, la fréquence cardiaque au repos, la qualité du sommeil, les plateformes de force, la mesure de la force de préhension, les séances tests, les tests biologiques, les algorithmes de charge…

La liste est non-exhaustive, j’y reviens dans le livre La prépa physique de l’Endurance. Tous ont leurs limites, et la sensation aussi évidemment.

Il y a bien des tentatives pour essayer d’objectiver la sensation, et de faire le lien entre les aspects cognitifs et physiologique : c’est passionnant, et si vous êtes intéressé(e), vous trouverez des éléments de compréhension dans les travaux de Adele Diamond, Panteleimon Ekkekakis, de Tim Noakes ou encore dans ce que propose Mélissa Muzeau.

Mais tous ces outils ne répondent pas à la problématique (pour moi) essentielle : celle de l’appropriation de son propre corps et de l’environnement par le sportif.

Lorsque j’ai reçu Bruno Heubi dans Endurance 30, il a eu une phrase qui m’a interpellé, et avec qui je suis 100% d’accord : “Il faut arriver se construire une bibliothèque de ressentis”.

En tant qu’entraîneur, on souhaite finalement tous la même chose, même si on a parfois des débats enflammés, et que chacun a ses propres croyances, affinité, son propre système : aider les sportifs à construire cette bibliothèque.


Finalement, les outils cités plus hauts ne servent pas qu’à évaluer la charge d’entraînement ou l’état de forme, mais aussi à nous aider à enrichir cette bibliothèque.

Qu’on le fasse aux moyens de telle ou telle donnée chiffrée ne change pas radicalement le fond du problème.

Il va de soi qu’il ne s’agit pas de ne pas utiliser d’outils ou de mesure objective (personnellement, j’en utilise plusieurs), mais plutôt de contextualiser leur utilisation.

Pourquoi la sensation est une science dure ?

(s)Entraîner, c’est développer ou affiner les compétences pour faire face aux situations rencontrées en compétition.

La science, c’est la “Connaissance exacte qu’une personne a de quelque chose”, et par extension, “l’habileté, compétence, expérience que l’on a dans quelque domaine de l’existence et servant à la conduite de la vie, des affaires, ou à la pratique d’un art”. Ce n’est pas moi qui le dit, mais l’Académie Française, et c’est très bien dit.

Quoi de plus “prédictif” que de vivre des efforts qui vont ressembler à ceux vécus en compétition, pour devenir plus habile, expérimenté, compétent ?

Or, c’est là que la sensation devient une science dure : en apprenant à composer avec nos sensations, variables selon notre état physique, mental et notre environnement du moment, on augmente le degré d’exactitude de nos connaissances.

Encore faut-il faire confiance à nos capacités proprioceptives, qu’on nous incite de plus en plus à ignorer au profit d’outils technologiques censés être plus fiables.

Quelques exemples

Une séance de 2h00

Prenons par exemple une séance de 2h00, à basse intensité. Très bien calibrée, en “zone 2” déterminée après un test. Si vous la réalisez sur terrain plat, vallonné, ou à fort dénivelé, ce n’est plus du tout la même séance (et adieu les belles courbes de FC stables dans certains cas).


Le choix du terrain vous appartient, en fonction de quelles compétences vous souhaitez développer, et de l’épreuve que vous préparez. Il est évidemment que la plupart du temps, vous allez chercher des terrains plats si vous préparez un marathon, et des grosses montées (où vous allez marcher) et donc des grosses descentes si vous préparez un trail alpin.

Pourtant, il y a écrit 2h00 dans le programme, en zone 2. Le choix et l’appropriation du terrain devrait venir de vous-même, pas de votre entraîneur ou de votre montre (même s'ils peuvent vous conseiller à leur manière).

Un 100k “roulant”…

Vous allez devoir apprendre à gérer les petits coups de cul, les plats montants et descendants, les portions plates, et donc dès que l’occasion se présente sur votre parcours d’entraînement, apprendre à composer avec les éléments du terrain.

Que se passe-t-il si je maintiens l’allure dans le plat montant, si je déroule en plat descendant… Et si je fais ça au bout d’une heure, ou au bout de cinq, ce n’est probablement pas pareil.

“Ah bin tiens ça me pète les pattes. Je vais ressayer pour voir. Au cours de la séance, et dans les prochaines. Alors ça, ça passe, par contre ça, c’est pas l’idée du siècle.” Tout cela a pour but d’élargir votre bibliothèque de ressentis, de mieux savoir ce qui se passe si vous faites ceci ou cela dans telle situation.

Bref, c’est très “science dure” si vous avez suivi, puisque vous augmentez les chances de mieux prédire ce qui va se passer.

L‘allure, la VAP ou la FC peuvent éventuellement vous servir un petit peu, mais elles ne remplaceront pas dans votre apprentissage ces quelques secondes passées à relancer ou maintenir l’allure. Et surtout les informations que votre cerveau en aura tiré, qui mises bout à bout, constituent une sacrée database : quand vous serez dans le dur au 80ème, il n’y aura que vous pour vous aider à faire face à ce coup de mou. Au mieux, votre montre vous indiquera simplement que vous vous traînez.

Évidemment, si le trail a un fort dénivelé, le raisonnement est le même, mais avec d’autres compétences

Un marathon vs un trail de 30k casse-patte

C’est sensiblement la même durée d’effort… et pourtant !

Dans le premier cas, vous aurez probablement besoin d’apprendre à maintenir une allure la plus constante possible lors de la majorité des séances, qu’elles soient d’intensité modérée ou intensive (c’est long à apprendre). Et donc de savoir ce que c’est que de maintenir une allure quand la fatigue s’installe.

Dans le second cas, vous aurez sûrement davantage besoin d’apprendre à gérer des temps forts et des temps faibles, d’alterner des séquences de marche et de course, d’apprendre à relancer après une longue montée en marchant. Ou encore de gérer une descente pour vous économiser, sans perdre trop de temps, pour ce qui va suivre.

En conclusion

L’appropriation du terrain et la mise en relation des sensations est fondamentale dans tous les cas. En gros il s’agit d’apprendre à réagir à ce qui se passe, à traiter correctement l’information que vos jambes envoient à votre cerveau. Jour après jour, pour enrichir la base de donnée de datas réellement exploitables, la plus puissante qui soit.

C’est aussi pour cela qu’il faut apprendre à réaliser des séances sur de la fraîcheur, sur de la fatigue (chronique ou aïgue), bref à faire face à des sensations variées, et à les affiner.

Il y a des jours où à l’entraînement, n’importe quoi va passer, et d’autres où les collines vont devenir l’Everest. Il s’agit d’apprendre à faire avec.

C’est pour cela que le plus important, pour moi, est d’apprendre à être connecté avec son corps et ses sensations.